jeudi 2 juin 2016

La transition énergétique vue par des patrons d'industrie

Après 22 années passées dans un groupe international leader mondial dans son secteur (CA de 13 milliards de dollars et employant 25000 personnes) je n'ai plus beaucoup d'illusions sur la sincérité des communications adressées au public (corporate communication), sans cependant tomber dans la paranoïa complotiste de certains pour qui toute communication est forcément un mensonge ; en fait il y a quasiment toujours une part plus ou moins variable de vérité dans ce que des dirigeants veulent faire passer comme message.

Nous sommes bien d'accord que les sociétés commerciales et industrielles ne sont pas des organismes philanthropiques dédiés au bien-être de l'humanité, ce qui les motive c'est uniquement le profit qu'elles peuvent réaliser afin de payer un maximum de dividendes à leurs actionnaires, et par la même occasion les meilleures rémunérations possibles à leurs dirigeants, qu'ils soient bons ou mauvais.

Pourtant ces mêmes dirigeants n'ont pas intérêt à raconter n'importe quoi ; il est dépassé le temps où ceux-ci pouvaient par exemple, sans sourciller, affirmer en public que "la nicotine n'est pas addictive" ! (c'était en 1994)

Aujourd'hui les compagnies sont de plus en plus challengées par des fact checkers et ne peuvent plus se permettre les dérapages d'antan.

J'ai choisi deux exemples pour illustrer la communication externe de deux dirigeants concernant la transition énergétique : Elon Musk lors d'une conférence en marge de la COP21, et Isabelle Kocher, la nouvelle patronne d'Engie, dans un entretien accordé au magazine l'Expansion.


Elon Musk

 
Le 2 décembre 2015 Elon Musk était reçu par l'université de Paris 1 Panthéon Sorbonne ; à cette occasion il fit la présentation suivante :

A 3:58 Elon Musk dit textuellement :
  • It is inevitable that we will exit the fossil fuel era because at a certain point, we'll simply run out of carbon to mine and burn.
  • So the question is really when do we exit the era - not if.
  • The goal is to exit the era as quickly as possible.
  • That means we need to move from the old goal with the pre-industrial goal which was to move from chopping down forests  and killing lot of whales - to fossil fuels - which actually in that context was a good thing but the new goal is to move to a sustainable energy future.
  • And we want to use things like hydro, solar, wind, geothermal.
  • Nuclear is also a good option in places like France which are'nt subject to natural disasters.
  • We want to use energy sources that will be good for a billion years.
Que retenir de son speech ?

Tout d'abord qu'il a quelques progrès à faire en tant qu'orateur, mais cela n'est vraiment qu'un détail ; plus sérieusement, à part un graphique erroné à 1:46 qui montre une concentration de CO2 à 500ppm en 2015 sa présentation tient la route et est en accord avec ce que l'on sait de la science du climat.

On retiendra essentiellement qu'Elon Musk est persuadé qu'on sortira par la force des choses, tôt ou tard, des énergies fossiles, et si on en sort trop tard cela se fera avec de plus gros dommages que si l'on en sort plus tôt !

On peut bien sûr être sceptique sur sa confiance dans le nucléaire en tant qu'énergie du futur qui serait bonne "pour encore un milliard d'années", connaissant les problèmes que cette technologie pose et posera à terme ; il suffit de penser aux coûts colossaux de démembrement d'une centrale et multiplier ces coûts par le nombre de centrales qu'il faudra un jour se résoudre à démembrer, sans compter le problème de la gestion des déchets ainsi que des risques d'accidents et d'attentats... Alors que nous avons des sources d'énergie à notre disposition juste au dessus de nos têtes qui ne demandent qu'à être développées.

Il n'en reste pas moins que, d'après ses propos, Elon Musk s'engage personnellement sur ce qu'il prévoit, et même si on peut raisonnablement penser qu'il trouvera un intérêt financier à développer ces énergies renouvelables, on peut faire confiance au bonhomme pour penser que c'est la bonne stratégie qu'il a choisie, celle qui "payera" dans tous les sens du terme à l'avenir.


Isabelle Kocher

 
Agrégée de physique, ingénieur du corps des mines et titulaire d'un DEA d'optique quantique (sources wikipedia), Isabelle Kocher ne peut pas être suspectée d'être ignorante en matière de climat et de transition énergétique ; même si elle n'est pas spécialisée dans ces domaines elle a de toute évidence les capacités intellectuelles pour en comprendre les enjeux. Par ailleurs peut-on imaginer qu'elle serait capable de raconter n'importe quoi lors d'un entretien dans un magazine économique au risque de ternir sa réputation ? Et même si Engie s'est fait accrocher chez Elise Lucet lors du dernier Cash Investigation ce n'est pas une raison pour rejeter ce qu'a à dire la dirigeante qui vient juste d'être nommée à la tête du groupe.

Voici quelques extraits de son entretien avec la journaliste Julie de la Brosse :

  • Isabelle Kocher nous a confié sa vision sur la « révolution énergétique » qui couve. Son objectif : transformer le géant du gaz Engie en leader mondial de la transition énergétique. Rien que ça...
Il y a loin de la coupe aux lèvres, mais nous verrons bien si cet objectif prend forme dans les mois ou les années qui viennent, nous serons assez vite fixés à mon avis.
  • Nous ne vivons pas une crise de l'énergie, mais une révolution. Le réchauffement climatique, qui est devenu le premier défi de la planète et de ses habitants, change tout.
Beaucoup de sceptiques raisonnent effectivement avec une pensée du monde tel qu'il est actuellement et tel qu'il a été depuis les débuts de la révolution industrielle ; Albert Einstein aurait dit « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré. » (We cannot solve problems with the thinking that created them.) ; il est donc temps de changer de logiciel et de penser l'avenir "autrement" qu'avec les outils d'aujourd'hui.
  • [...] tous les acteurs [...] sont invités à repenser [...] leur manière [...] de consommer. Les défis sont gigantesques, mais les marges de progression le sont tout autant.
Isabelle Kocher ne cache nullement la difficulté de la tâche, et c'est vrai que se débarrasser des "fossiles" et du nucléaire pour les remplacer (du moins en grande partie) par des renouvelables ne sera pas chose aisée ; mais difficile ne veut pas dire impossible, par ailleurs il n'est pas question de se priver totalement des fossiles car pour faire voler des avions et des hélicoptères ou faire décoller des fusées on imagine mal aujourd'hui comment les renouvelables pourraient s'y prendre...
  • Grâce aux nouvelles technologies et aux énergies renouvelables, le XXIe siècle sera celui des énergies décarbonées, défossilisées et digitalisées !
C'est certainement le "digitalisées" qui est le plus dur à comprendre sur le sujet...
  •  Deux ruptures technologiques majeures seront d'ailleurs la pierre angulaire de l'écosystème futur : le stockage de l'énergie, comme réponse à l'intermittence des énergies renouvelables, et l'Internet des objets, qui rendra intelligentes la production et la consommation d'énergie, grâce notamment à l'analyse des données.
Où l'on voit que le stockage de l'énergie est en réalité un faux problème mis en avant par les "sceptiques" qui se contentent de critiquer les renouvelables parce qu'elles seraient trop dépendantes de la météo ; cela est vrai, mais si on résout le problème du stockage (et il y a des gens qui travaillent dessus) alors l'argument tombe à l'eau.
Par ailleurs l'analyse des données permettra de mieux gérer les flux d'électricité entre les différents intervenants (producteurs et consommateurs, ces derniers pouvant eux-mêmes être des producteurs alimentant le réseau)
  • Les pays d'Afrique [produiront] directement une énergie à petite échelle de manière décentralisée.
Cela me fait penser à un commentaire d'un lecteur qui affirmait :
    • Pour l'énergie solaire ou éolienne dans les pays d'Afrique que je connais bien comme le Cameroun c'est encore pire et il ne peuvent absolument pas se payer un tel luxe où il faut installer du back-up au gaz ou du stockage pour chaque kWh intermittent installé. Le Cameroun par exemple n'a même pas encore pu équiper et de loin son potentiel hydro, seule renouvelable non intermittente, faute de moyens financiers !
Ce même lecteur était d'ailleurs sûr de son fait quand il assurait :
    • [...] ce n'est pas faisable [de se passer de pétrole], ni physiquement ou techniquement ni économiquement, à l'échelle soi-disant (selon des "modèles" ridicules en plus) "nécessaire".
Evidemment, et encore une fois, personne n'a dit que ce serait facile et qu'on y arriverait dès demain si on le voulait, bien sûr que cela peut prendre du temps et poser des problèmes de mise en place, et les difficultés rencontrées par le Cameroun (et là je crois mon lecteur sur parole bien qu'il faudrait l'avis d'un véritable expert pour savoir ce qu'il en est réellement) sont peut-être réelles, mais non seulement il ne s'agit QUE du Cameroun et non de l'Afrique, mais de plus même la situation au Cameroun peut évoluer.
  • En moins de dix ans, le coût de production du solaire est passé de plus de 300 euros le mégawattheure (MWh) à moins de 50 euros. Et cette tendance va se poursuivre.
J'ai trouvé ces informations sur le site ecosources valables pour 2014 :
    • Coût moyen pour le solaire photovoltaïque non intégré au bâti : 142,50€ le MWh
    • Début 2011, l'ancien gouvernement avait divisé par quatre le tarif de rachat de l'énergie solaire photovoltaïque passant de 600€ le MWh à 150€ le MWh
    • D'après la commission de régulation de l'énergie le coût des modules photovoltaïques aura baissé de -65 % entre les centrales mises en service en 2011 et celles qui le seront en 2016.  [150€ - 65% = 52,50€)
Ces chiffres ne sont pas parfaitement en adéquation avec ce qu'Isabelle Kocher qualifie de "coût de production du solaire", difficile à comparer avec un "tarif de rachat", cependant ils sont assez cohérents avec les siens, et je pense qu'on peut lui faite confiance pour connaître l'évolution du coût réel de production du solaire sur une période de dix ans. Et il m'étonnerait fort qu'elle s'"amuse" à donner des chiffres erronés...

Tout cela pour dire que le solaire ne peut que coûter de moins en moins cher, alors que les fossiles, par la force des choses, coûteront de plus en plus chers et seront de plus en plus compliqués à extraire (soit techniquement, soit politiquement...)
  • Je suis d'ailleurs profondément convaincue que le solaire représente le point de bascule du futur écosystème. [...] Le soleil est d'abord une ressource illimitée. [...] il est très bien réparti géographiquement. Enfin, c'est une énergie qu'on peut développer à grande échelle, par des fermes solaires, et à toute petite échelle, au travers de microréseaux, par exemple.
Pour les microréseaux, et pour ajouter de l'eau au moulin que mon lecteur cité ci-dessus ne voudrait pas voir fonctionner, cet article sur le site Europa :
    • L'objectif du programme est d'augmenter et d'améliorer l'accès des zones rurales pauvres de Gitega, Bubanza et Makamba à des services énergétiques modernes, adaptés aux conditions, abordables et durables.
    • Les communautés rurales ciblées ne sont pas raccordées au réseau, et de ce fait n'ont jamais eu accès à l'électricité, excepté si via des sources coûteuses, inefficaces et dangereuses telles que des générateurs diesel, des lampes au kérosène et des bougies.
Il s'agit ici du Burundi, mais pourquoi ne pas imaginer la même chose au Cameroun...?
  • A l'avenir nous n'investiront que dans des projets s'inscrivant dans le nouveau monde de l'énergie.
Ici Isabelle Kocher s'engage aux yeux de tous, et comme je l'ai dit plus haut nous verrons assez rapidement si ces paroles ne sont que des promesses "politiques" ou bien traduisent une volonté du groupe d'aller dans une certaine direction ; il faut prendre en compte que tout ce qu'un dirigeant dit peut être retourné contre lui, non pas par quelques écolos contestataires n'ayant pas beaucoup d'influence (contrairement à ce que les climatosceptiques tentent de nous faire croire en affirmant que les écologistes sont une sorte de gouvernement mondial, on préfère en rire !), mais surtout par les actionnaires qui placent leur argent en fonction justement des informations qu'ils reçoivent de ces dirigeants ; le pouvoir de l'argent est ici bien plus important que celui de Greenpeace...
  • Nous exploitons une très grande ferme éolienne au Maroc.
Je ne sais plus où j'ai vu (je pense que c'était sur Skyfall dans un commentaire...) que des pays comme le Maroc n'avaient pas les moyens de se "payer" du renouvelable, il faut croire que oui si l'on en croit cet article sur le site bladi titré Le Maroc va investir 27 milliards d’euros dans les énergies renouvelables :
    • 10.000 mégawatts supplémentaires issus des énergies renouvelables seront lancés par le Maroc d’ici 2030, a déclaré Abdelkader Amara , ministre de l’Energie et des Mines.
    • L’objectif d’ici 2030 est de fournir 4500 MW en énergie solaire, 4200 MW dans l’éolien et 1300 MW en énergie hydraulique, a affirmé le ministre, soit 42% en 2020 et 52% en 2030.
Et le huffpostmaghreb en rajoute une couche :
    • Le Maroc dans le top 5 des pays qui investissent le plus dans les énergies renouvelables
Non vraiment, le solaire et l'éolien n'ont aucun avenir en Afrique...
  • Aujourd'hui il est très sensé de prolonger la durée de vie d'un parc nucléaire existant, tant que les conditions de sûreté sont réunies. En effet, l'outil de production est déjà amorti, et l'électricité qu'il produit est donc très bon marché. En revanche, je pense que les opportunités de développer des installations nucléaires neuves se sont beaucoup réduites ces dernières années.
  • A moyen terme, lorsque les énergies renouvelables seront moins coûteuses à produire, le nombre de cas où il sera pertinent de construire du nucléaire en sera encore réduit.
  • Pour le moment nous ne pouvons pas faire l'économie de toutes les énergies fossiles. En revanche, nous travaillons activement à faire du gaz une énergie totalement renouvelable.

Et ce sera ici la conclusion de ce billet sur la transition énergétique.

 
Comme le soulignent Isabelle Kocher et Elon Musk, nous ne sortirons pas des énergies fossiles et du nucléaire du jour au lendemain, et les énergies renouvelables ne vont pas totalement les remplacer même sur le long terme ; par contre sur le très long terme il n'est pas interdit d'imaginer un monde quasiment "100% renouvelable".
 
Evidemment pour faire décoller une fusée ou voler des aéronefs tels que des avions de ligne ou de chasse, les fossiles paraissent difficilement dispensables, et on voit mal comment le soleil ou le vent pourraient remplacer le kérosène ou les ergols. Mais cette utilisation de l'énergie est somme toute minuscule si on la compare avec nos besoins de consommation (consommation privée ainsi que consommation industrielle) qui paraissent pouvoir être satisfaits à terme avec du véritable 100% renouvelable.
 
Mais à terme peut vouloir dire "dans un certain temps" que je me garderai bien ici de préciser.
 
*****

Si vous voulez en savoir plus sur ce que dit Isabelle Kocher vous pouvez acheter l'Expansion de juin (5,90 euros)

 

3 commentaires:

  1. Ouaip,

    """"Tout cela pour dire que le solaire ne peut que coûter de moins en moins cher, alors que les fossiles, par la force des choses, coûteront de plus en plus chers et seront de plus en plus compliqués à extraire (soit techniquement, soit politiquement...)""""

    Je ne vais pas m'étendre, juste rappeler que sans fossiles et en particulier le pétrole, nous n'avons pas accès aux renouvelables. Notre société a pu se développer grâce au pétrole, elle s'écroulera avec sa déplétion car rien ne peut le remplacer.

    Robert

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  2. Qu'est-ce qui vous fait dire que le pétrole est indispensable à notre société ?

    Il y a des ersatz de pétrole comme les algues que l'on peut cultiver pour donner du "pétrole vert", mais il doit bien exister une infinité de solutions pour remplacer le pétrole en tant que carburant quand tous les gisements auront été épuisés.

    La seule limite c'est comme toujours d'une part la volonté humaine et d'autre part le rapport coût/performances ; aujourd'hui beaucoup de techniques ne sont pas exploitées tout simplement parce qu'elles sont trop coûteuses.

    Par ailleurs, à supposer que nous n'ayons plus de pétrole ou de remplaçants du pétrole, et alors? pourquoi notre société s'écroulerait si elle devait revenir à la marine à voile et au transport par cheval, bœuf ou âne? Elle serait différente et peut-être plus humaine, qui sait?

    De toute façon il ne sert à rien de se faire du mouron, c'est nos descendants qui devraient plutôt s'inquiéter, à nous de leur laisser les lieux dans le meilleur état possible.

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  3. Géd @

    Non, les erzats de pétrole ne peuvent le remplacer. N'oubliez pas que le pétrole est là et gratuit, c'est son extraction et son raffinage qui côute. Les erzats il faut les fabriquer donc dépenser de l'énergie (on va la chercher où ?) Je rappelle un chiffre 90 millions de barils/jour pour le moment et seul un bon tiers de l'humanité a accès à cette énergie en quantité satisfaisante.

    """" Elle serait différente et peut-être plus humaine, qui sait?""""

    Ce n'est plus notre société de consommation totalement basée sur les fossiles.

    """"De toute façon il ne sert à rien de se faire du mouron, c'est nos descendants qui devraient plutôt s'inquiéter, à nous de leur laisser les lieux dans le meilleur état possible.""""

    C'est mal barré et vu l'inertie du système il est clair qu'on va droit dans le mur et que nos descendants nous maudiront. On a cru que le modèle américain était la panacée alors qu'il est la pire chose qu'on ait pu inventer. Le tort de l'homme c'est de ne voir que l'avantage immédiat sans se soucier de l'inconvénient qui se cache inévitablement derrière toute "avancée technologique".

    Robert

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