samedi 23 février 2019

Le biais du survivant

J'ai piqué le titre de mon billet du jour à Ken Rice, le taulier du site ATTP qui dans Survivor bias nous explique un concept que j'avais déjà eu l'occasion d'effleurer par le passé dans le fil des commentaires d'un de mes articles.

En effet, dans Petite leçon de comptabilité à l'usage des terriens un de mes commentateurs m'affirmait sans rire ceci :
BenHague6 juillet 2017 à 09:51
Pour vivre moins idiot :
https://www.franceculture.fr/conferences/universite-de-strasbourg/michel-serres-les-trois-grandes-ruptures-historiques-entre-la?xtmc=michel%20serre&xtnp=1&xtcr=15
AU terme de votre brillante demonstration , comment expliquez vous que l 'esperance de vie moyenne dans le Monde ait progress'e de 20 a 30 ans depuis le siecle dernier ?
Ce à quoi j'avais répondu :
Géd6 juillet 2017 à 10:16
Posez-vous plusieurs questions.
La toute première : est-ce que, sans les fossiles, l'espérance de vie n'aurait pas progressé de la même façon ou même davantage ? On vous a dit et répété que corrélation n'est pas causation, alors méfiez-vous des conclusions hâtives.
Ensuite posez-vous les diverses questions existentielles mentionnées dans mon billet afin de juger si une éventuelle augmentation de l'espérance de vie due aux fossiles (ce qui reste à prouver) en vaudrait le coup.
« Pour vivre moins idiot »
Il faut en premier lieu rester modeste et reconnaître ses limites ; apparemment vous avez sauté le passage où j'écrivais « En ce qui me concerne, pour la question des fossiles, je ne sais pas si globalement ils ont été une bonne ou une mauvaise chose pour l'humanité. »
Et pour finir je suis sûr que les nombreuses victimes liées aux guerres dévastatrices qui ont été rendues possibles par les fossiles vous remercieront pour l'éternité de leur apprendre que l'espérance de vie aurait augmenté de 20 à 30 ans, ça leur fait une belle jambe, surtout à ceux qui n'avaient pas 20 ans quand ils sont morts.
Eh oui, c'est dans la dernière partie de ma réponse à BenHague que se trouve caché le « biais du survivant » auquel Ken Rice fait allusion ; combien de gens sont morts « à cause » des énergies fossiles ? Les survivants que nous sommes ont un peu trop tendance à les oublier et les passer par pertes et profits, car il est vrai que pour nous, les survivants, surtout les survivants qui vivent dans les pays riches, les choses sont plutôt meilleures que ce qu'elles étaient dans le passé, personne ne peut le nier et surtout pas moi qui me considère comme un survivant aisé dans un monde riche.

Par ailleurs, l'une des questions intéressantes à se poser que BenHague élude inconsciemment, c'est de se demander ce qu'aurait été l'espérance de vie aujourd'hui s'il n'y avait eu aucune révolution industrielle, c'est-à-dire si nous n'avions jamais utilisé la moindre énergie fossile ; affirmer qu'elle serait aujourd'hui de 20 à 30 ans inférieure à ce qu'elle est en réalité avec l'« aide » des énergies fossiles, c'est simplement affirmer quelque chose d'indémontrable, car nous ne saurons jamais ce qu'il en aurait été puisque nous n'avons pas de planète bis (ni même ter) et que par ailleurs il n'est pas possible de tout rembobiner jusqu'au début du 19ème siècle afin de faire tourner le système « sans » après l'avoir expérimenté « avec ».

Il suffit de regarder l'Histoire d'avant la révolution industrielle pour s'apercevoir que notre civilisation n'a pas attendu les énergies fossiles pour s'améliorer, le 18ème siècle étant au passage surnommé le Siècle des Lumières ! Qui peut croire un seul instant qu'en l'absence de toute révolution industrielle notre civilisation en serait restée là sans plus évoluer ?

Est-ce que Flemming a vraiment eu besoin de pétrole ou de charbon pour découvrir la pénicilline ? Je n'en ai pas l'impression.

Et est-ce que Jenner s'est servi de charbon ou de pétrole pour trouver le vaccin contre la variole ? C'était en 1796 et je n'ai pas le sentiment que la révolution industrielle avait déjà fait son apparition.

La médecine aurait donc selon toute vraisemblance continué de faire des progrès, pas les mêmes probablement que ceux que nous connaissons, mais rien ne dit que les savants et chercheurs n'auraient pas fait de découvertes encore plus formidables et qu'au final notre espérance de vie ne serait pas comparable, voire supérieure, à celle dont nous jouissons.

En tout cas ce dont nous pouvons être quasiment certains à 150% c'est que les deux guerres mondiales n'auraient pas eu lieu et n'auraient donc pas causé les immenses dommages qu'elles ont générés, car sans énergies fossiles pas de canons perfectionnés, pas de bateaux et sous-marins en acier, pas d'avions et de manière générale pas d'armes de destruction plus ou moins massive, nous en serions peu ou prou restés aux armes des guerres napoléoniennes à peine améliorées, faisant certes de gros dégâts sur les champs de bataille mais épargnant largement les populations civiles.

Les « bénéfices » des énergies fossiles sont avérés pour ce qui concerne les survivants que nous sommes, à condition toutefois d'être nés au bon endroit, et même là ce n'est pas forcément gagné, les pauvres des plus pauvres dans les pays dits riches pouvant en témoigner.

Ken Rice a motivé son billet par sa lecture rapide d'un ouvrage de deux climatosceptiques notoires, Matt Ridley et Steven Pinker, deux bisounours qui croient dur comme fer que notre civilisation industrielle basée, évidemment, sur les énergies fossiles, est la seule qui permette l'« épanouissement » du genre humain.

Steven Pinker est, d'après cet article du Point, « le penseur qui désespère les pessimistes » ; il prétendrait sans rire que :
[…] la raison, la science et l'humanisme ont, plus que tout autre projet intellectuel, réduit les souffrances de l'humanité, place aux graphes et aux chiffres. L'espérance de vie mondiale était de 30 ans en 1760 ? Elle s'élève à 71 ans aujourd.. [le reste pour les abonnées du Point]
Evidemment Pinker est qualifié de « libéral », cela vous étonne-t-il ?

Nous retrouvons ici le poncif de l'espérance de vie de 30 ans en 1760 et de 71 ans aujourd'hui », sans prendre aucun recul ni se demander, comme je l'ai fait plus haut, ce qu'aurait été cette même espérance de vie en de tout autres circonstances.

Quant à Matt Ridley, il s'agit d'un climatosceptique bien connu pour qui s'intéresse un minimum au climat ; chaud partisan du Brexit (ça vous étonne ?) il est surtout célèbre pour avoir amené la banque Northern Rock à la faillite en 2007 (ce qui constitua une première sur le sol britannique en 140 ans !) avant que celle-ci ne soit nationalisée, un comble pour un libéral de la trempe de Ridley ! (pour les sources voir ici, ici ou ici)

Le livre qu'a rapidement survolé Ken Rice est celui-ci : Do Humankind's Best Days Lie Ahead? ce que l'on peut traduire par Les meilleurs jours de l'humanité sont-ils à venir ?

Il ne fait aucun doute que la réponse courte des deux auteurs est : OUI !

Personnellement je n'ai aucun avis tranché sur la question, simplement de gros doutes sur notre capacité en tant que civilisation d'agir de manière « responsable » afin d'éviter un déclin qui pourrait préfigurer une chute comme beaucoup de civilisations dans le passé ont connue tout en se croyant éternelles.

Pour l'instant « tout va bien », comme dirait le bonhomme qui chute de son balcon et se dirige inexorablement vers le sol ; à quel étage sommes-nous rendus ? Aucune idée, le sol semble encore à bonne distance et donc pourquoi se faire du souci, hein ?

L'atterrissage c'est pour quand ?

2 commentaires:

  1. Réponses
    1. L'avantage avec tes commentaires c'est qu'ils m'obligent à relire des billets que j'avais oubliés, mais ce faisant je constate qu'aujourd'hui je ne changerais pas grand chose si je devais les réécrire !

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