vendredi 10 mai 2019

Cueillette de cerises chez Benoit Rittaud

On pourrait presque qualifier le dernier billet en date publié par notre mathématimancien sur son blog, intitulé Climat : à quelques mois de l’année fatidique, d'article intéressant ; il a été écrit par un (/irony on) spécialiste incontesté (/irony off) des problèmes climatiques, le dénommé Cédric Moro, lequel tient un blog personnel (i-resilience) mais pond aussi de temps en temps dans la basse-cour de Contrepoints où il est sûr de trouver une audience attentive ; ah oui, Moro est « consultant indépendant dans la communication et l'organisation face aux risques majeurs » selon son profil, nous avons donc affaire à un véritable (/irony on) spécialiste qui doit savoir de quoi il parle (/irony off), quoique…

Il y a dans son exposé des choses qui font réfléchir, parce qu'elles ne sont même pas fausses.

Ainsi quand il nous montre que les émissions de CO₂, loin d'avoir diminué comme certains s'y étaient engagés (Obama par exemple) ont en réalité considérablement augmenté « grâce » notamment à la Chine, c'est parfaitement exact, mais ce n'est en rien un scoop, tout le monde le sait et il ne nous apprend pas grand chose en nous montrant ceci :
Evolution de la concentration en CO₂ anthropique depuis 1960.

Evidemment il ne donne aucune source pour documenter son graphique, habitude détestable assez répandue chez les climatosceptiques qui ne désirent pas en général qu'on aille vérifier ce qu'ils racontent, juste au cas où…

Mais là comme on sait ce qu'il en est on lui fait confiance, le taux en mai 2019 est en fait de 414 (et des poussières) ppm comme l'indique le site de la NOAA qui nous fournit bien davantage d'informations intéressantes que monsieur Moro n'est capable de montrer, par exemple :
Taux moyen annuel d'accroissement du CO₂ avec moyennes décennales (source esrl.noaa)

On y voit qu'après une légère faiblesse dans les années 1990 la hausse de la concentration en CO₂ dans l'atmosphère est bien plus forte aujourd'hui qu'elle ne l'était entre 1960 et 1989 ; pour la décennie 2010 qui n'est pas encore terminée la barre sera encore un peu plus haute, qui s'en étonnerait ?

Au passage on notera que monsieur Moro ne met nullement en doute la réalité du caractère anthropique de cette augmentation de CO₂ dans l'air, contrairement à certains climatosceptiques qui s'échinent à chercher des causes ailleurs, par exemple en allant voir du côté des océans qui soi-disant dégazeraient du CO₂ suite à une augmentation de température causée par...le soleil !

Là où cela se gâte c'est quand notre spécialiste en risques majeurs veut à tout prix nous faire croire qu'il n'y a aucun risque (majeur ou mineur) concernant la sous-alimentation dans le monde en général et en Afrique en particulier ; il nous montre un graphique indiquant que (je le cite)
aucun des pays d’Afrique n’a vu chuter les rendements de son agriculture pluviale de 50% sur ces 12 dernières années pour des raisons d’origine atmosphérique. C’est même la tendance tout à fait contraire.
Graphique tiré de la page 32 du rapport VUE D’ENSEMBLE RÉGIONALE DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET LA NUTRITION

Le graphique qu'il nous montre n'est donc pas sorti de son chapeau, il provient d'un rapport publié en 2017 qui nous intime de le citer comme suit : « FAO. 2017. Vue d’ensemble régionale de la sécurité alimentaire et la nutrition. Le lien entre les conflits et la sécurité alimentaire et la nutrition: renforcer la résilience pour la sécurité alimentaire, la nutrition et la paix »

De ce graphique Cédric Moro en tire la conclusion qu'il n'y a aucun problème en ce qui concerne les rendements de l'agriculture en Afrique sub-saharienne, peut-être bien, mais cela ne dit rien de la sous-alimentation dans cette région, une grande partie de la production agricole étant...exportée ! On nous dit par exemple :
page 9 : […] en Afrique du Sud, huit des neuf provinces, soit près de 90 pour cent de la production de maïs du pays – qui est d’ailleurs d’une importance cruciale pour les exportations dans la région – ont été déclarées zones sinistrées (FAO, 2016a).
page 22 : Deux facteurs importants de la faim sont les conditions climatiques défavorables et les conflits. […] Les ralentissements économiques dans les pays fortement dépendants du pétrole et d’autres revenus d’exportation de produits de base ont également eu un impact sur les disponibilités alimentaires et/ ou ont réduit l’accès des individus aux denrées alimentaires.
page 42 : […] le Gouvernement kenyan a imposé une interdiction sur l’exportation du maïs en 2017 pour en réduire l’inflation des prix.
page 45 : […] le Burundi, anticipant une longue saison sèche, a interdit les exportations de certains aliments et a encouragé les agriculteurs à mettre leurs récoltes dans des stocks publics afin d’éviter les pénuries alimentaires. En janvier 2017, le Kenya, qui craignait des pénuries alimentaires, a aussi interdit les exportations de maïs en réponse à la sécheresse.
page 59 : Les ressources en eau et les pâturages subissent des pressions considérables et l’incapacité d’exporter vers le Nigéria a entraîné une chute du prix du bétail de 30 à 50 pour cent au Tchad et au Cameroun (FAO, 2017 g).
Tout cela vous ne le verrez pas chez monsieur Moro pour qui
[l]a sous alimentation en Afrique est d’abord liée à la présence de conflits et pour les dernières années du graphique ci-dessous par la présence d’un phénomène El Niño particulièrement puissant en 2015-2016, phénomène naturel et limité dans le temps.
Graphique tiré de la page 5 du rapport fscluster

Ben voyons ! Les conflits et El Niño, deux coupables tout trouvés pour ce spécialiste des risques majeurs qui passe totalement sous silence que les pays africains exportent une partie importante de leur production vers les pays développés (les pays développés consomment essentiellement ce que les pays pauvres exploitent et produisent sur leur sol) ; il n'a pas totalement tort, car il est bien dit dans le rapport (c'est lui-même qui le cite) :
En Afrique subsaharienne, la majorité des personnes sous-alimentées en 2016 vit dans des pays touchés par des conflits.
Cette partie figure dans les « messages clés » de la page xi, mais on dirait que notre spécialiste a eu la flemme d'aller à la fin du rapport, là où l'on peut lire notamment, page 53 :
Non seulement les conflits entraînent l’insécurité alimentaire, mais l’insécurité alimentaire et la malnutrition peuvent également contribuer à la multiplication des conflits et provoquer des mécontentements, en particulier dans des situations fragiles de post-conflit.
Tiens tiens, pourquoi ne cite-t-il pas ce passage ? Et celui-ci, à la même page 53 :
Le risque de conflit et d’insécurité alimentaire peut également être amplifié par des changements climatiques qui devraient avoir un impact négatif sur la sécurité alimentaire en Afrique subsaharienne (voir également l’encadré 4). Le changement climatique affecte les disponibilités alimentaires à cause de ses effets de plus en plus négatifs sur les rendements des cultures, les stocks de poissons et la santé et la productivité animales, en particulier en Afrique subsaharienne, où la prévalence de la sous-alimentation est déjà élevée. Couplées à un climat plus volatil, l’intensité et la fréquence des catastrophes naturelles liées au climat devraient augmenter. Les agriculteurs familiaux pauvres sont particulièrement vulnérables à de telles catastrophes. Des sécheresses ou des inondations sévères peuvent réduire considérablement les revenus et causer des pertes d’actifs qui érodent leur capacité à réaliser des revenus à l’avenir. En outre, une réduction des approvisionnements alimentaires à cause du changement climatique entraînera également une hausse des prix (FAO, 2016b).
Si vous voulez savoir ce que nous dit l'encadré 4, intitulé Changement climatique et conflits civils, il se trouve à la page 54 et le voici retranscrit en entier :
En 2007, le Conseil de sécurité des Nations Unies a exprimé la crainte que le changement climatique soit le plus grand défi pour la paix mondiale. Les événements les plus extrêmes liés au climat, en particulier les sécheresses, peuvent accroître l’insécurité alimentaire à la fois en termes de disponibilités alimentaires et d’accès aux denrées alimentaires d’une manière ou d’une autre. La sécheresse est un cas particulier, car elle réduit le nombre de têtes de bétail et la productivité agricole et augmente ainsi le nombre de combattants potentiels, ce qui génère des contestations largement partagées. Une grave sécheresse tend à menacer la sécurité alimentaire à l’échelle locale et dégrader les conditions humanitaires qui, à leur tour, peuvent entraîner des déplacements à grande échelle des populations et contribuer aux combats ou enflammer et prolonger des conflits.
Une étude des conflits en Asie et en Afrique de 1989 à 2014 montre que le risque de conflit augmente pour chaque période de sécheresse en saison de cultures; ce risque est encore plus élevé pour les pays en développement à faible revenu (FAO, 2017a). Le risque de conditions météorologiques défavorables extrêmes, ainsi que la variabilité des précipitations, augmentent avec le changement climatique. Si rien n’y est fait, on peut s’attendre à ce que le changement climatique augmente davantage les contraintes qui contribuent au déclenchement des conflits.
Les effets du changement climatique sur l’agriculture en Afrique subsaharienne (comme résumé dans FAO 2016b) sont, dans certains cas et endroits, importants et négatifs :
L’impact global du changement climatique sur les rendements des céréales, en particulier le maïs, est négatif.
• Les années extrêmement sèches et pluvieuses deviennent de plus en plus fréquentes. 
• Une grande partie de l’Afrique australe devrait être plus sèche, mais les précipitations augmentent en Afrique de l’Est et de l’Ouest.
• Dans les parcours du Sahel, la dégradation et la sécheresse réduiront la productivité des fourrages.
• D’ici à 2050, le déficit en oxygène, l’acidification et les agents pathogènes provoqués par le réchauffement provoqueront le déclin de la pêche et de l’aquaculture.
• En général, la déforestation, la dégradation et les incendies de forêts portent atteinte aux forêts.
• Les pertes forestières réduisent la faune sauvage, la viande de brousse et d’autres produits forestiers non ligneux.
• La pénurie d’eau affecte la croissance des forêts plus que les températures élevées. 
Le rapport note également que, dans le cadre du scénario à émissions élevées du Profil représentatif d’évolution de concentration 8.5, la réduction du nombre de personnes exposées au risque de la faim serait plus lente en Afrique subsaharienne, l’une des raisons étant que l’agriculture y joue un rôle relativement plus important en matière de revenus et de sécurité alimentaire dans la région.
Il n’est donc pas surprenant que les effets négatifs potentiels du changement climatique devraient attirer l’attention de tous. Le changement climatique augmente le risque de combinaison de conflits et de catastrophes naturelles dues au changement climatique. Non seulement cela étend les problèmes d’insécurité alimentaire et de nutrition, mais ajoute également un autre facteur de stress qui exacerbe le potentiel de conflit, de crises prolongées et de fragilité persistante.
Notre spécialiste auto-proclamé en risques majeurs n'a donc pas lu tout le rapport ? Il aurait je pense dû se sentir concerné par « le risque de combinaison de conflits et de catastrophes naturelles dues au changement climatique », mais non, la seule conclusion qu'il en tire c'est :
Il est devenu urgent d’en prendre acte [que l’Europe a bel et bien perdu la bataille géopolitique (pour ne pas dire idéologique) autour de la réduction mondiale des gaz à effet de serre.], de redevenir pragmatique pour réajuster notre stratégie, nos investissements et soulager nos populations de ces politiques climatiques coercitives.

Il est évident que Cédric Moro est un éminent membre du club très fermé des climatoréalistes, il peut même revendiquer le rôle de porte-parole tellement il est convainquant ; mais n'est-il pas vrai qu'il est consultant en communication ? Tout s'explique.


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