mercredi 14 mars 2018

Le long chemin de la bête vers l'homme

Dans mon précédent billet j'écrivais que « je me demandais de plus en plus d'où venait cette lubie, ce mythe, pour tout dire cette hystérie qui fait que des gens apparemment sensés en viennent à affirmer que « l'homme est un singe » », aujourd'hui je vais tenter d'expliquer d'où vient cette affirmation ; il ne s'agit bien évidemment que de mon opinion, il n'y a rien de scientifique dans mon approche et je n'ai pas passé suffisamment de temps sur le sujet pour prétendre maitriser celui-ci.

Il me semble avoir remarqué que cette « croyance » en l'homme-singe est relativement récente.

Bien sûr, jusqu'à l'époque de Darwin l'Homme (avec un grand H) était généralement considéré, du moins dans le monde dit « civilisé », comme une créature de Dieu au même titre que tout ce qui l'entourait, créé tel quel un jour donné et demeuré inchangé depuis la nuit des temps (quelques milliers d'années seulement...) ; dans ce schéma simpliste l'Homme était à part du reste de la Création, puisque supposément créé « à l'image de Dieu », le reste de la Nature lui étant en quelque sorte inféodé : l'Homme était considéré comme naturellement supérieur à tout le reste, et l'Inquisition était là pour rappeler aux récalcitrants ce qu'il en coûtait de douter des Ecritures.

Il existait bien des sociétés animistes (et il en existe encore) ainsi que des religions comme le bouddhisme, qui ressemble davantage à une philosophie qu'à une religion, où aucun dieu créateur n'est vénéré et où l'Homme n'est pas considéré comme il l'est dans les trois religions du Livre ; quant à l'hindouisme c'est trop compliqué pour moi, quelle y est la place de l'Homme ? j'en sais trop rien, mais il semblerait que celle-ci soit spéciale et en rien comparable à ce que l'on peut voir ailleurs, avec notamment son système compliqué de castes, donc je pose mon joker.

Le point commun à toutes ces religions et philosophies de vie est qu'elles étaient loin, très loin de représenter correctement ce qui se passe en réalité ; et qu'elles le sont toujours en 2018, plus ou moins, puisqu'elles sont encore là à enseigner quasiment les mêmes choses malgré tous les progrès de la science depuis Darwin...

Car enfin Darwin vint (avec Wallace il est vrai) précédé par quelques précurseurs comme Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire ou Lamarck, entre autres ; il mit un grand coup de pied dans la fourmilière du fixisme qui prévalait jusqu'alors, et la théorie de l'Evolution des espèces commença vraiment son long chemin victorieux.

Déjà, pour Lamarck « le développement des facultés psychiques, [qui est] le vrai critère de l'Evolution progressive, [explique] l'apparition de l'Homme comme la suite naturelle de l'évolution animale » (dans Lamarck et Darwin) ; on pouvait donc savoir dès le début du  19ème siècle que les espèces évoluaient, mais on remarquera que pour Lamarck l'Homme avait bien une place privilégiée dans le règne animal, puisqu'il en était l'aboutissement ultime grâce au phénomène de complexification (pour lui l'Homme était le plus complexe des êtres vivants)

Rappelons en passant les différences d'interprétation de l'évolution des espèces entre Lamarck et Darwin (en faisant très court...) :
  • pour Lamarck les espèces évoluent pour s'adapter à leur environnement (exemple de la girafe qui étire son cou pour atteindre les feuilles haut-placées)
  • pour Darwin c'est le hasard qui dicte l'évolution des êtres vivants, et seuls les plus aptes à évoluer dans un monde de compétition extrême arrivent à survivre et à transmettre certains caractères à leur descendance (exemple de la girafe qui a un cou assez long pour atteindre les feuilles haut-placées et peut ainsi survivre et transmettre le caractère « du long cou » à sa descendance)
On remarquera que Darwin s'était inspiré de Malthus et de son Essai sur la population afin de travailler sur son hypothèse de la sélection naturelle, preuve que Malthus n'avait pas tout à fait tort et que s'il a été jusqu'à présent plutôt « réfuté » ce n'est peut-être que partie remise...

Maintenant la question à se poser est celle-ci : est-ce que pour Darwin (et par la même occasion pour les autres savants de l'époque) l'Homme pouvait être considéré comme un singe ?

Aujourd'hui certains tentent de nous faire croire que pour Darwin l'Homme serait un singe parmi d'autres, par exemple dans hominides on peut lire :
l'homme ne descend pas du singe. C'est un singe lui-même !
Ou bien chez sciencesetavenir :
L'homme ne descend pas du singe : il est un singe ! Il ne s'agit pas d'une insulte au genre humain, juste d'une classification scientifique [...]
Outre le fait que le mot « singe » ne fait en réalité partie d'aucune « classification scientifique », puisqu'il s'agit d'un mot du langage courant que l'on ne retrouve dans aucun cladogramme, Darwin a en réalité clairement mentionné, dans son ouvrage La descendance de l'homme et la sélection naturelle, que, je cite :
La différence entre la puissance mentale du singe le plus élevé et celle du sauvage le plus grossier est immense.
On ne saurait être plus clair sur la question...

Darwin expliquait aussi :
Tous les os [du] squelette [de l'homme] sont comparables aux os correspondants d’un singe, d’une chauve-souris ou d’un phoque.
Nous pourrions alors aussi dire que l'homme est une chauve-souris, ou un phoque...
[...] les nerfs du goût sont semblables chez l’homme et chez les singes, et [...] leur système nerveux entier est similairement affecté.
Darwin faisait donc une distinction évidente entre l'homme d'une part et le singe de l'autre ; et si vous n'êtes toujours pas convaincu, voici un autre exemple, un dernier :
[...] le muscle acromio-basilaire existe chez tous les mammifères placés au-dessous de l’homme et semble en corrélation avec la démarche du quadrupède[50] ; or, on le rencontre à peu près chez un homme sur soixante. M. Bradley[51] a trouvé, dans les extrémités inférieures un abducteur ossis metatarsi quinti, chez les deux pieds de l’homme ; on n’avait pas, jusqu’à présent, signalé ce muscle chez l’homme bien qu’il existe toujours chez les singes anthropomorphes. Les mains et les bras de l’homme constituent des conformations éminemment caractéristiques ; mais les muscles de ces organes sont extrêmement sujets à varier, et cela de façon à ressembler aux muscles correspondants des animaux inférieurs[52].
Darwin ne niait bien évidemment pas la parenté entre l'homme et ceux que l'on désigne sous le terme de singes, simplement il ne se considérait pas comme un singe, contrairement à ceux qui, cent cinquante ans plus tard ,essaient de lui faire dire ce qu'il n'a pas écrit.

D'ailleurs Darwin cite lui-même Huxley quand il dit :
Dans son dernier ouvrage[11], le professeur Huxley divise les Primates en trois sous-ordres, qui sont : les Anthropidés, comprenant l’homme seul ; les Simiadés, comprenant les singes de toute espèce, et les Lémuridés, comprenant les divers genres de lémures.
L'homme est donc bien, à l'époque de Darwin, considéré comme « à part », à aucun moment nous ne voyons Darwin prétendre que « l'homme serait un singe », il dit seulement que l'homme et les singes ont des liens de parenté, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.

Et cette vision des choses a duré apparemment au moins jusqu'au milieu du 20ème siècle, car Konrad Lorentz, le célèbre éthologue, prix Nobel de médecine en 1973, a écrit en 1954 dans l'essai Psychologie et phylogénèse, dans le chapitre 6 intitulé Les conditions préalables à l'apparition de l'homme :
L'immense fossé qui sépare l'homme des Primates supérieurs, des Pongidés, — fossé que l'homme a bien été obligé de franchir à un moment donné de sa phylogénèse, ou, comme Heberer (1952) a coutume de le nommer, champ du passage entre l'homme et l'animal —, constitue l'un des problèmes centraux de la recherche sur l'évolution. Les penseurs les plus différents se sont occupés de ce problème, et un certain nombre d'entre eux ont cru avoir découvert la nature du changement qualitatif qui permet de passer de l'animal à l'homme. Wilhelm Wundt considérait que l'étape la plus importante séparant l'animal et l'homme était le passage d'une action purement associative — qu'il ne reconnaissait qu'aux animaux — au comportement intelligent (intelligent) et capable de discernement (einsichtig). Arnold Gehlen (1950) considère que la qualité la plus essentielle de l'homme réside dans l'absence d'adaptation à un environnement précis, ce qui lui permet  d'être « ouvert au monde entier » et de se bâtir activement son univers. D'autre part, Bolk (1926) a considéré que la « foetalisation » de l'homme, ou, en d'autres termes, certains phénomènes de néoténie qui lui sont propres, ainsi que le ralentissement de son ontogénèse, formaient les caractères les plus constitutifs de l'homme.
On parle donc ici de rien de moins que de « passer de l'animal à l'homme », l'homme n'est donc pas simplement considéré comme un non-singe, il est aussi un non-animal !

Et Lorentz s'interroge quelques lignes plus loin, en reprenant à son compte la question d'un certain Johann Gottfried Herder :
Que manque-t-il à celui des animaux qui se rapproche le plus de l'homme (c'est-à-dire le singe) et expliquant qu'il ne soit pas devenu un homme ?
Question qu'il affine :
[...] qu'est-ce que l'animal le plus semblable à l'homme, le pongide, possède qui a permis à l'homme de se dégager précisément de lui ?
Et il y apporte la réponse suivante :
[...] il s'agit d'une certaine forme de comportement intelligent (einsichtig) qui n'appartient ni n'a jamais appartenu à aucun autre animal avec le même degré de développement.
S'ensuivent plusieurs pages de développement pour en arriver à ceci :
Nous pouvons maintenant donner déjà deux réponses très précises à la question de Herder : « Qu'est-ce qui manque à l'animal qui ressemble le plus à l'homme, et qui fait qu'il n'est pas devenu un homme ? » [...] il manque au singe anthropoïde deux choses. Premièrement, il lui manque cette influence réciproque entre l'agir et le connaître [...] qui prive en même temps le singe d'une condition fondamentalement nécessaire à la possession du langage. Et deuxièmement, le pongide adulte [...] est presque totalement dépourvu du comportement de curiosité qui, chez l'homme, se maintient presque jusqu'à la limite de la vieillesse [...]

Il faut croire que certains humains qui se prennent pour des singes manquent singulièrement de la curiosité qui est le propre de l'homme jusqu'à la fin de sa vie, en quelque sorte on pourrait dire qu'ils valident leur thèse à l'insu de leur plein gré...

Alors que s'est-il passé pour que nous en venions, durant les cinquante dernières années, à nous prendre pour des singes ?

Je laisse cela pour une autre fois afin de vous laisser le temps de méditer.


L'homme mérite parfois d'être pris pour un singe...


*****

Lectures utiles :


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire