samedi 26 août 2023

L'homme, le singe et le petit Robert

 Il parait qu'Alfred Camus aurait un jour dit « Mal nommer les choses, c'est ajouter du malheur au monde. »

Il est donc important de bien nommer les choses, le monde étant déjà assez malheureux comme ça.

Prenons par exemple le dictionnaire Le Robert et consultons deux mots au hasard :

  • Homme : 
    1. Être (mâle ou femelle) appartenant au règne animal, mammifère primate de la famille des hominidés, seul représentant du genre Homo (Homo sapiens). ➙ anthropo-. Hommes fossiles : espèces disparues de la famille de l'homme actuel. L'homme de Cro-Magnon. L'être humain actuel.
    2.  L'être humain, en général. Les hommes ou (collectif) l'homme. ➙ humanité. Les droits de l'homme. Les dieux et les hommes. ➙ créaturemortel.Le fils de Dieu fait homme, le Fils de l'homme : le Christ.
  • Singe :
    1.  Mammifère (primate) à face nue, au cerveau développé, aux membres préhensiles à cinq doigts. ➙ simien ; pithéc(o)- ; simiesque.Mâle de l'espèce. Un singe et une guenon.
    2.  locution Malin comme un singe, très malin.Payer en monnaie de singe, par de belles paroles.Faire le singe : faire des singeries.proverbe On n'apprend pas à un vieux singe à faire la grimace : on n'apprend pas les ruses à une personne pleine d'expérience.
    3.  au figuré Personne laide.
    4.  Imitateur ; personne qui contrefait.
Et tant que nous y sommes consultons également le mot hominidé qui qualifie l'homme (mais pas le singe) :
  • Sciences Grand primate hominoïde (famille des Hominidés qui comprend l'homme, ses ancêtres fossiles et dans la classification actuelle, certains grands singes comme le gorille et le chimpanzé).
En lisant attentivement ces trois définitions on remarque qu'à aucun moment le (petit) Robert ne suggère le moins du monde qu'un homme puisse être un singe, et réciproquement. Le singe et nous appartenons tous deux au règne animal, ce qui n'est pas contestable, tout comme est avéré le fait que nous sommes également tous deux des mammifères primates. Nous notons aussi que le mot singe peut s'appliquer à un homme, mais seulement de manière figurée, généralement de manière péjorative.
Pourtant certains scientifiques, et pas des moindres, Pascal Picq par exemple, affirment sans nuances que l'homme est un singe (voir Au tableau Pascal Picq ! / L'homme est un singe sur YouTube)

Pourquoi pas.

Cependant d'autres scientifiques, et pas des moindres, Yves Coppens par exemple, sont (était pour Coppens) plus que dubitatifs, voire carrément hostiles à cette "théorie", comme John Hawks.

Pour Yves Coppens « L'homme ne descend pas du singe, mais d'un singe », ce qui signifie qu'il n'en est plus un, qu'il a évolué ; et il précisait sa pensée auprès des enseignants :

dans tous les systèmes de classification des êtres vivants, il est tout à fait clair, tout à fait admis, que l’homme fait partie du groupe des primates. Que sont les primates ? Les singes, les primates, ce sont les petits singes, les grands singes et les hommes. 

Et de préciser :

Alors, il est tout à fait évident que les hommes qui n’ont que trois, quatre millions d’années, les pré-humains, qui n’ont que huit à dix millions d’années descendent forcément de primates, il n’y a pas d’autre route, et donc descendent de singes. 

Et à la question « Donc on peut encore dire des singes qu’ils sont nos cousins, c’est notre famille ? » il répond :

A la fois nos ancêtres et nos cousins.

Ce qui ne souffre ici encore aucune contestation possible.

John Hawks, j'ai déjà eu l'occasion de le dire à plusieurs occasions, est bien plus catégorique et direct que Coppens, il parle carrément de "bobard" (voir L'homme et le singe again) pour qualifier cette lubie relativement récente qui consiste à vouloir à tout prix nous rabaisser au niveau d'un bonobo.

Il se trouve que pas plus tard qu'hier Hawks a publié sur Twitter (non je n'écrirai jamais X) ceci :

It is weird to keep seeing stories about an ancient ape found in Anatolia and named after Anatolia where the stories call it a “European ape” and talk about evolution of ape ancestors in Europe. nature.com/articles/s4200

Il est étrange de continuer à voir des histoires sur un ancien singe trouvé en Anatolie et nommé d'après l'Anatolie, alors que les histoires l'appellent "singe européen" et parlent de l'évolution des ancêtres des singes en Europe.
Alléché par le sujet contenant le mot "singe" je vais voir l'article publié dans Nature, A new ape from Türkiye and the radiation of late Miocene hominines (Un nouveau singe de Turquie et la diffusion des hominines de la fin du Miocène). On y parle d'un singe datant de 8,7 millions d'années, nommé Anadoluvius d'après la région où il a été découvert en Turquie, l'Anatolie. Je ne me positionnerai pas sur la réflexion de John Hawks qui semble s'étonner qu'on appelle ce singe de cette façon alors que pour lui il s'agirait d'un simple "singe européen". Ce qui m'a intéressé dans l'étude c'est que non seulement à aucun moment les auteurs ne suggèrent que l'homme serait un singe, mais ils montrent le magnifique schéma que voici :

Fig. 5 : Phylogénie des taxons inclus dans l'analyse.

On nous y voit, nous le genre Homo, dans une bulle nettement séparée de celle des chimpanzés (Pan) et des gorilles (Gorilla) ; on notera également que nulle part le mot singe (ape) n'est mentionné, et pour cause, comme je l'ai répété à de multiples reprises ce mot appartient au langage commun et ne devrait pas avoir sa place dans une étude scientifique, sauf qu'il est quand même utilisé une cinquantaine de fois dans le texte de l'étude en question...

Il faut croire que les scientifiques utilisent ce mot "singe" par facilité, afin de désigner un ensemble d'animaux ayant vécu ou vivant encore sur terre, mais il n'est jamais clair s'ils incluent l'homme ou non, sauf quand ils parlent de "singes non-humains" dans une tentative de se dépatouiller du problème de la meilleure manière possible, cette façon maladroite de désigner les singes voulant signifier que nous serions également des singes !

Nous voyons par la même occasion avec ce schéma très parlant qu'il n'y a aucun chemin bien tracé qui nous sépare des singes, les traits ne sont pas continus, beaucoup de chainons sont manquants, même s'il ne fait aucun doute que nous sommes bien parents avec les chimpanzés et les gorilles, simplement on ne connait pas tous les intermédiaires qui nous relient à eux.

Anadoluvius, le nouvel impétrant sujet de l'étude, figure dans une bulle située quelque part dans le Miocène tardif, entre 5 et 10 millions d'années avant la naissance du petit Robert (à quelques semaines près) et on comprend qu'il a engendré beaucoup plus tard ceux que nous appelons les gorilles (nous l'avons échappé belle) ; notre lien de parenté avec cet individu est donc très lointain, notre ancêtre commun semblant issu de la belle bulle verte qui a côtoyé la lignée en orange ayant donné nos orang-outangs (Pongo) d'aujourd'hui.

En allant plus loin dans nos investigations nous pouvons consulter la définition que donne Wikipédia du mot Orrorin :
Orrorin tugenensis est une espèce éteinte d'hominines âgée d'environ 5,9 millions d'années (Miocène supérieur)
Et tant que nous y sommes il est bon de rappeler la définition du mot hominine (ou Hominina) :
Les Hominina sont une sous-tribu d'hominidés qui inclut le genre Homo et les genres éteints apparentés, tels que les Australopithèques ou les Paranthropes. Cette sous-tribu rassemble toutes les espèces de la lignée humaine, qui s'est séparée de la lignée des chimpanzés (Panina) il y a au moins 7 millions d'années. Le caractère le plus notable reconnu aux Hominina est la bipédie, alors que les chimpanzés et les gorilles sont quadrupèdes.
Il est intéressant de chercher dans ces définitions le mot singe afin de voir ce qu'il en est, et nous avons ceci :
  • Locomotion [...] le fémur [d'Orrorin est] plus épais en partie inférieure qu'en partie supérieure, comme chez les Hominidés actuels et fossiles, alors que c'est le contraire pour les grands singes africains
  • Historique [des Homininés] il est probable que l'Afrique était autrefois habitée par des singes disparus étroitement apparentés au gorille et au chimpanzé [...] un singe presque aussi grand que l'homme, à savoir le Dryopithèque de Lartet, qui était étroitement apparenté à l'anthropomorphe gibbon, existait en Europe lors du Miocène supérieur 
On y voit que les auteurs font une distinction entre l'homme et le singe en les opposant, signe que les choses ne sont pas très claires dans tous les esprits...

Et pour enfoncer le clou nous avons deux schémas dans lesquels on serait bien en peine de trouver le mot "singe" :

Classification phylogénétique




Histoire évolutive des Homininés


Une référence mentionnée par Wikipédia nous amène aussi vers un site où nous trouvons l'article intitulé Homme et Singe. Parenté. Séparation. dans lequel on peut lire :
L’Homme n’est pas un singe évolué. Dans la grande famille des primates supérieurs, notre branche (les hominidés) s’est séparée de celle des gorilles, bonobos et chimpanzés, nos plus proches parents.
Et d'ajouter :
A quel moment la lignée des grands singes et la lignée des hominidés se sont-elles séparées ? Officiellement, cette séparation remonterait à environ 7 millions d’années.
De manière évidente l'auteur (ou autrice ?) n'est pas partisan de la théorie de Pascal Picq et consorts, cependant je ne sais pas quelle confiance on peut accorder à cette personne étant donné qu'on ne sait rien d'elle...

Concernant Ardipithecus, qui figure avec Orrorin dans la même bulle verte qu'Homo dans le merveilleux schéma mentionné plus haut, je suis "tombé" pas de ma chaise mais sur un article de futura-sciences intitulé Ardi, plus vieille que Lucy, éclaire les origines de l'Homme et écrit en octobre 2009 où l'on peut lire ceci :
Avec ses 4,4 millions d'années, la petite Ardi devient le plus ancien hominidé dont on dispose du squelette complet. Elle nous en apprend beaucoup sur nos ancêtres et sur nos cousins les grands singes.
Ah, les grands singes sont donc nos cousins, ce qui est indéniable. Et l'auteur, un certain Jean-Luc Goudet, titulaire d'un doctorat en physiologie animale, décédé en 2018, de se poser une question existentielle :
La question était de savoir si les  aux hommes et à nos plus proches cousins actuels, les chimpanzés et les bonobos (les panidés), ressemblaient davantage à des singes. Dans l'affirmative, la branche humaine aurait évolué en acquérant des caractères propres tandis que la lignée des grands singes aurait été plus conservatrice.
Pour Jean-Luc Goudet aussi les choses étaient entendues : il y a deux lignées distinctes ayant abouti à ce que l'on observe aujourd'hui, à savoir d'un côté les grands singes et de l'autre les humains.

Je ne suis pas là pour dire que untel a raison et que tel autre est dans l'erreur, je me contente de constater que d'une part il n'y a pas consensus sur le sujet et que d'autre part le mot singe est employé à tort et à travers, y compris par ceux qui affirment que nous sommes des singes.

Mal nommer les choses, c'est ajouter du malheur au monde.

Misère de misère...


1 commentaire:

  1. Avant que Twitter ne change de nom on pouvait porter plainte contre X …
    Et maintenant ? 😁

    Ok, j’arrête mes singeries 🙊

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