lundi 25 décembre 2017

Et elle remet ça, la bougresse !

Gail Tverberg est cette actuaire qui écrit de longs articles sur son blog Our Finite World dans lesquels elle développe essentiellement la thèse que les problèmes d'approvisionnements en énergie favoriseraient, voire déclencheraient les crises financières ; elle dédie d'ailleurs à cette théorie une page de son blog qu'elle a intitulée Oil Supply Limits and the Continuing Financial Crisis qui reprend les points principaux de son étude du même nom parue en 2011, dont voici le résumé :
  • Since 2005, (1) world oil supply has not increased, and (2) the world has undergone its most severe economic crisis since the Depression. Depuis 2005, (1) l'offre mondiale de pétrole n'a pas augmenté et (2) le monde a connu sa crise économique la plus grave depuis la Dépression.
  • In this paper, logical arguments and direct evidence are presented suggesting that a reduction in oil supply can be expected to reduce the ability of economies to use debt for leverage. Dans cet article, des arguments logiques et des preuves directes sont présentés suggérant qu'une réduction de l'offre de pétrole réduit la capacité des économies à utiliser la dette comme levier.
  • The expected impact of reduced oil supply combined with this reduced leverage is similar to the actual impact of the 2008–2009 recession in OECD countries. L'impact attendu de la réduction de l'offre de pétrole combinée à la réduction de l'effet de levier est similaire à l'impact réel de la récession de 2008-2009 dans les pays de l'OCDE.
  • If world oil supply should continue to remain generally flat, there appears to be a significant possibility that oil consumption in OECD countries will continue to decline, as emerging markets consume a greater share of the total oil that is available. Si l'offre mondiale de pétrole devait rester globalement stable, il apparaît fortement probable que la consommation dans les pays de l'OCDE continuera de baisser, étant donné que les marchés émergents consomment une plus grande part du pétrole total disponible.
  • If this should happen, based on these findings we can expect a continuing financial crisis similar to the 2008–2009 recession including significant debt defaults. Si cela se produisait, en fonction de ces résultats nous pourrions nous attendre à une crise financière similaire à la récession de 2008-2009, y compris des défauts de paiement importants.
  • The financial crisis may eventually worsen, to resemble a collapse situation as described by Joseph Tainter in The Collapse of Complex Societies (1990) or an adverse decline situation similar to adverse scenarios foreseen by Donella Meadows in Limits to Growth (1972). La crise financière peut finir par s'aggraver, ressemblant à une situation d'effondrement décrite par Joseph Tainter dans The Collapse of Complex Societies (1990) ou une situation de déclin défavorable similaire aux scénarios défavorables prévus par Donella Meadows dans Limits to Growth (1972).
Et un peu plus loin on peut voir ce magnifique graphique :

Figure. 1. Graphique de Robert Hirsch montrant la relation étroite entre les augmentations de la production de pétrole et les augmentations du PIB mondial entre 1986 et 2005 [19].

On ne peut que constater une quasi parfaite corrélation entre les deux courbes...

Mais il est bien connu que corrélation n'est pas causalité, même si parfois les "coïncidences" sont tellement nombreuses que le doute n'est guère permis ; mais sur le sujet qui nous intéresse ici on peut justement avoir quelques doutes sur les liens de causalité, et se demander où se trouve la poule et où l'oeuf a atterri.

En effet, en regardant le graphique on peut très bien tirer deux conclusions diamétralement opposées :
  1. l'évolution du PIB (GDP en anglais) pilote l'évolution de la production de pétrole ;
  2. l'évolution de la production de pétrole pilote l'évolution du PIB.
Et en y regardant d'un peu plus près, il semblerait même que la courbe du PIB a "un peu d'avance" sur celle de la production de pétrole dans la plupart des cas...

Et si je prends un exemple qui me parle (Moi. Et ma voiture) voici ce que cela donne en réfléchissant un peu : si je suis très actif et me déplace beaucoup, je vais avoir besoin de passer assez souvent à la pompe pour refaire le plein de carburant, par contre si je suis malade et reste au lit pendant une semaine, ma voiture va rester au garage et je ne consommerais pas une goutte de carburant ; c'est donc bien mon activité qui "pilote" ma consommation d'essence, et non pas l'inverse.

Evidemment il y aura des fois où le pétrole pourra venir à manquer ou deviendra bien plus cher (choc pétrolier par exemple) et dans ce cas je serais bien forcé d'ajuster mon activité et éventuellement de reprendre mon vélo ou acheter un âne pour me déplacer, ce qui immanquablement aura un effet sur mon efficacité au travail.

Reste à savoir dans quel cas nous nous trouvons :
  1. baisse/hausse de l'activité économique entrainant une baisse/hausse de la production de pétrole ;
  2. baisse/hausse de la production de pétrole entrainant une baisse/hausse de l'activité économique. 
Gail Tverberg semble privilégier la deuxième hypothèse, elle nous en a fait la démonstration en juillet de cette année dans son billet The Next Financial Crisis Is Not Far Away dans lequel elle commençait fort par :
  • Récemment, un groupe espagnol appelé "Ecologiste en action" m'a demandé de leur faire une présentation sur le type de crise financière auquel nous devions nous attendre. Ils voulaient savoir quand ce serait et comment cela se déroulerait. La réponse que j'ai eue pour le groupe est que nous devrions nous attendre à un effondrement financier assez tôt, peut-être dès les prochains mois. Notre problème concerne l'énergie, mais pas la manière dont la plupart des groupes "Peak Oil" décrivent le problème. C'est beaucoup plus lié à l'élection du président Trump et au vote sur le Brexit.
Et voilà qu'elle récidive avec ce billet daté du 19 décembre, The Depression of the 1930s Was an Energy Crisis, dans lequel elle se pose en préambule la question :
  • [...] what if the real reason for the Great Depression was an energy crisis?
    • [...] Et si la vraie raison de la Grande Dépression était une crise énergétique?
Autant elle est catégorique dans le titre, qui est une affirmation (La dépression des années 1930 était une crise énergétique), autant elle entame son billet en paraissant un peu plus perplexe (Et si la vraie raison de la Grande Dépression était une crise énergétique ?) avec une condition au début et un magnifique point d'interrogation à la fin.

A l'appui de sa thèse elle nous montre ce graphique :

Figure 1. Consommation mondiale d'énergie par source, basée sur les estimations de Vaclav Smil de Transitions énergétiques: historique, besoins et perspectives (Annexe) avec les données statistiques de BP pour 1965 et suivantes, divisées par les estimations de population par Angus Maddison.

Effectivement on peut se poser des questions sur la pause des années 20-40, et la thèse de Gail Tverberg est qu'à cette époque il y aurait eu un pic de production de charbon (je résume) et donc que la machine économique aurait été ralentie par la force des choses (sans charbon, pas de production, moins de charbon, moins de production) entrainant ainsi la crise économique et financière des années 30.

Tout cela me laisse perplexe, si Tverberg avait raison elle pourrait éventuellement concourir au Nobel d'économie, ou plutôt au prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, car elle damerait le pion à des économistes réputés dont Ben Bernanke qu'elle cite elle-même et qui à ma connaissance n'a pas mis le pétrole au centre de la problématique de la crise financière de 1929.

Il se trouve que je viens de terminer La monnaie et ses mécanismes de Dominique Plihon, et je lis page 113 :
  • [...] les grandes crises financières - la crise des années 2010, la grande crise de 1929 -  ont été précédées par un emballement du crédit bancaire [...]
Nulle mention à une quelconque problématique pétrolière ou charbonnière...

Le problème avec le graphique montré par Gail Tverberg (celui avec la pause en 1920-40) est celui de sa pertinence, je ne suis pas arrivé à le retrouver pour vérifier la source, mais j'ai trouvé ce site avec ce graphique :

Évolution et répartition de la consommation “commerciale” d'énergie, en millions de Tonnes équivalent pétrole. Sources : Schilling & Al. 1977, IEA et Jean-Marc Jancovici.
Note : 1 tep = 11 700 kWh.

Les différences entre les deux graphiques sont les suivantes :
  • celui de Tverberg représente la consommation par tête ;
  • il commence plus tôt, en 1820, au lieu de 1860, pour se terminer en 2010, au lieu de 2004 ;
  • il comprend les biocarburants.
Je ne sais pas s'il est très pertinent de se baser sur un graphique représentant la consommation par tête à la sortie de la première guerre mondiale qui a connu une véritable hécatombe, mais cela aurait dû mécaniquement faire monter la courbe, or elle stagne pendant près de 3 décennies...

Cependant en regardant le graphique tiré de Jancovici on voit que la consommation de pétrole a permis que la consommation totale continue de monter progressivement en palliant la stagnation du charbon, avant que le tout s'emballe juste après la guerre.

Ma lecture de ce graphique est que la consommation a légèrement augmenté dans tout l'entre-deux guerres et que c'était peut-être tout simplement parce qu'à cette époque, qui n'était pas encore l'époque de la société de consommation que nous connaissons depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'économie n'avait pas vraiment besoin de beaucoup plus d'énergie pour fonctionner "à son rythme" ;  mettre sur le dos d'une soi-disant pénurie de pétrole et/ou de charbon la survenue de la crise financière de 1929 me parait un peu osé, pour être gentil.

D'ailleurs Jancovici n'écrit-il pas en commentant son graphique :
  • L’accélération sur la deuxième moitié du 20è siècle est spectaculaire, et ni la crise de 1929, ni la seconde guerre mondiale n’ont significativement influé sur l’évolution de fond. On note aussi que chaque forme d’énergie connaît sa propre croissance : la montée en puissance du pétrole, puis du gaz, n’ont pas empêché le charbon de continuer à poursuivre sa propre exponentielle.
Il ne lie en aucune manière la crise de 1929 ou la seconde guerre mondiale à une problématique énergétique, il dit simplement que les deux n'ont pas « influé sur l'évolution de fond », c'est-à dire « l’accélération spectaculaire sur la deuxième moitié du 20è siècle » ; on rappellera quand même qu'il attribuait la crise de 2007-2008 à une crise énergétique...

Ce qui est instructif c'est qu'il nous fournit (enfin !) un graphique que l'on peut comparer à celui de Gail Tverberg :

Consommation d’énergie commerciale par habitant (moyenne mondiale) de 1860 à 1995.
L’énergie commerciale ne comprend pas le bois.
Source : Schilling & Al. (1977), IEA (1997), Observatoire de l’Energie (1997), Musée de l’Homme

Ici on parle bien de consommation par tête, on est donc en ligne avec l'autre graphique, et l'on peut remarquer que jusqu'en 1930 cette consommation est en progression, et non pas en stagnation, ce qui semble invalider la thèse de Gail Tverberg, ou du moins lui porter un sérieux coup, car on voit bien, en plus, que la courbe pique (un peu) du nez juste après la crise de 1929, donc...

On peut encore, pour enfoncer le clou, montrer ce graphique éloquent :

Evolution constatée des émissions mondiales du seul CO2 provenant des combustibles fossiles, en gigatonnes d’équivalent carbone
(1 Gt = 1.000.000.000 tonnes).
Le terme « réservoirs internationaux » correspond aux transports aérien et maritime.
Source : GIEC

Eh oui, les émissions de CO2 ont augmenté de 1920 à 1929, pour chuter en 1930 et remonter dans la foulée, ce qui n'est pas vraiment une preuve que dans les années 20 la production de charbon ait connu une petite faiblesse ayant pu amener à la crise de 1929...

Qui vivra verra il parait, il suffit de laisser faire le temps et on pourra assez vite dire si Gail Tverberg avait raison ou tort ; pour l'instant sa prophétie de crise financière avant fin 2017 ne s'est toujours pas réalisée (il reste quand même 5 à 6 jours, croisons les doigts...) et j'attends sa publication dans une revue à comité de lecture concernant sa théorie sur la crise de 1929, un simple billet de blog n'étant pas suffisant pour m'impressionner (est-ce que je suis impressionné par mes propres billets de blog ?)



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