mercredi 30 mai 2018

Du nouveau sur les cyclones

Le 1er juin prochain marque le début officiel de la saison des ouragans dans l’Atlantique, ce qui n'a pas empêché Alberto de prendre un peu d'avance sur le calendrier, il s'est déjà à l'heure actuelle largement enfoncé, et affaibli, dans les terres :

Source cnn
La NOAA prédit une saison 2018 « près ou légèrement au-dessus » de la normale (avec une probabilité de 75%) ; elle va plus loin en prédisant le nombre et l'intensité des ouragans :
NOAA’s forecasters predict a 70-percent likelihood of 10 to 16 named storms (winds of 39 mph or higher), of which 5 to 9 could become hurricanes (winds of 74 mph or higher), including 1 to 4 major hurricanes (category 3, 4 or 5; with winds of 111 mph or higher). An average hurricane season produces 12 named storms, of which 6 become hurricanes, including 3 major hurricanes.
Donc il pourrait y avoir « un peu plus » de tempêtes nommées, d'ouragans et d'ouragans majeurs.

Nous verrons bien.

Hurricane season probability and numbers of named storms. (NOAA)

A noter qu'un faible épisode El Niño est prévu pour la fin de l'année et qu'actuellement nous sommes en situation neutre, ce qui semble expliquer une certaine incertitude dans les prévisions, car les forts ouragans se produisent essentiellement en période La Niña, El Niño étant un atténuateur, du moins dans l'Atlantique Nord.

La question qui fâche (les climatosceptiques, surtout) est de savoir si les ouragans vont devenir plus puissants et/ou plus nombreux avec le réchauffement climatique.

Le dernier article de Real Climate, intitulé Does global warming make tropical cyclones stronger? (Est-ce que le réchauffement climatique global produit des cyclones tropicaux plus puissants ?) nous apporte quelques éléments de réponses.

Cet article est co-signé par Stefan Rahmstorf, Mike Mann, Kerry Emanuel et Jim Kossin, les deux derniers étant spécialisés dans les phénomènes atmosphériques que sont les ouragans, Rahmstorf étant lui un océanographe, donc concerné par les cyclones qui prennent naissance au-dessus des océans, quant à Mann il a une position plus généraliste, étant surtout connu pour ses reconstructions des températures du passé (validées par d'autres, au passage...) mais aussi pour ses travaux de modélisation du couple océan-atmosphère, donc tout à fait légitime pour participer à des travaux sur le sujet.

Nous apprenons dès le début de l'article que Michael Mann, en compagnie de deux autres chercheurs (Michael Kozar et Sonya Miller), ont fourni leurs propres prédictions sur le site essc.psu.edu :
The prediction is for 10.2 +/- 3.2 total named tropical cyclones, which corresponds to a range between 7 and 13 storms with a best estimate of 10 named storms.
Cependant :
If no El Niño develops, then the prediction will be very slightly higher: 11.1 +/- 3.3 storms (range of 8-14 storms with a best guess of 11).
Donc une estimation de 10 tempêtes nommés (ou 11 en l'absence d'El Niño) contre 12 pour la NOAA ; par ailleurs le site fournit un historique intéressant sur les prédictions depuis 2007 :

Prédictions passées, meilleures estimations, fourchette et décompte final.
On voit que pour 2017, par exemple, la meilleure estimation était de seulement 15 alors qu'il y a eu au final 17 tempêtes nommées ; dans l'ensemble, à deux exceptions près (2012 et 2015), le décompte final se situe dans la fourchette prévue. On remarquera également qu'en 2009 la fourchette de prévision était de 8-15 sans El Niño et 6-13 avec, ce qui confirme qu'en présence d'El Niño les « chances » que des cyclones se forment dans l'Atlantique Nord se réduisent de manière significative (pour le Pacifique je ne sais pas, pour le moment...)

Ce décompte de 2007 à nos jours est basé sur les travaux de Mann, Sabbatelli et Neu (Evidence for a modest undercount bias in early historical Atlantic tropical cyclone counts) qui étudiaient la fiabilité des données à long terme concernant les cyclones tropicaux (TC) de l’Atlantique Nord ; leur conclusion était :
Our analyses indicate that an undercount in early TC counts approaching three storms per year is inconsistent with the observed statistical relationships between annual TC counts and the underlying climate factors that condition them. We conclude that the long-term record of historical Atlantic tropical cyclone counts is likely largely reliable, with an average undercount bias at most of approximately one tropical storm per year back to 1870. This conclusion supports other work [e.g., Webster et al., 2005; Emanuel, 2005a; Mann and Emanuel, 2006] suggesting that increases in frequency, as well as powerfulness, of Atlantic TCs are potentially related to long-term trends in tropical Atlantic SST, trends that have in turn been connected to anthropogenic influences on climate
En clair (d'après ce que j'ai compris de l'étude) :
  • la sous-estimation pré-1944 d'environ 3 cyclones tropicaux n'est pas cohérente avec les données sous-jacentes tirées de la climatologie, par conséquent cette sous-estimation est probablement plus faible, de l'ordre de l'unité, et donc négligeable ;
  • les enregistrements passés (depuis 1870) sont considérés comme suffisamment fiables, malgré ce biais initial (de 1870 à 1943) de sous-évaluation dû à des systèmes de détection basés sur des observations depuis les côtes ou les bateaux, donc moins efficaces que les outils dont nous nous sommes ensuite dotés, notamment avec les avions de reconnaissance et les satellites ;
  • l'étude confirme d'autres études « suggérant » que les augmentations en fréquence et en puissance des cyclones tropicaux de l'Atlantique Nord sont « potentiellement » liées aux tendances à long terme de l'évolution des températures de surface qui sont connectées à l'influence humaine sur le climat.
On peut notamment voir cet ensemble de courbes illustrant les corrélations entre décompte des cyclones tropicaux, températures et oscillations Pacifique (Niño) et Atlantique (NAO) :
Figure 1. Time series (1870 –2006) of (a) annual Atlantic TC counts, (b) MDR ASO SST time series, (c) Nin˜o3.4 DJF SST index, and (d) NAO DJFM SLP index. Red (blue) indicates positive (negative) anomalies in TC counts and hurricanefavorable (unfavorable) conditions in the three indices (MDR SST, Nin˜o3.4, and NAO). Note that year convention applies to the ‘D’ in DJF and DJFM for both Figures 1c and 1d.

On remarque que bien que le décompte des cyclones soit légèrement sous-estimé de 1870 à 1943, les températures, elles, semblent cependant correspondre assez bien...

Mais revenons à l'article de Real Climate.

La « fâcheuse question » trouve un début de réponse :
In the long term, whether we will see fewer or more tropical cyclones in the Atlantic or in other basins as a consequence of anthropogenic climate change is still much-debated. There is a mounting consensus, however, that we will see more intense hurricanes. 
Donc, pour ce qui est du nombre de cyclones, que ce soit dans l'Atlantique ou ailleurs, le lien avec le réchauffement climatique anthropogénique n'est pas définitivement établi : c'est encore très débattu !

A mon avis le mot « anthropogénique » semble de trop, car ce qui compte c'est le réchauffement tout court, qu'il soit d'origine humaine ou pas cela ne fait pas de différence si on se place du point de vue du cyclone...

Par contre on nous confirme qu'il y a bien un « consensus » parmi les chercheurs pour dire que les ouragans seront plus intenses.

Il y a plus de 30 ans Kerry Emanuel a développé ce qu'il a appelé l'« intensité potentielle » (a quantity called potential intensity) fixant une limite supérieure à la vitesse des vents cycloniques ; en principe, quand la température augmente cette vitesse limite augmente elle-aussi, générant ainsi des tempêtes plus fortes que par le passé.

Mais certains facteurs peuvent venir contrecarrer cette augmentation de puissance, par exemple une augmentation du cisaillement des vents (wind shear) venant affaiblir l'ouragan, voire empêcher sa formation, ou une modification de l'humidité de l'atmosphère, ou l'augmentation des aérosols (d'origine naturelle ou humaine)

En définitive, il semblerait que, à cause du réchauffement climatique, on ne s'attend pas forcément à davantage de tempêtes tropicales, mais plutôt à une augmentation du nombre des tempêtes particulièrement puissantes en catégories 4 et 5 ; cela a d'ailleurs été noté dans les deux derniers rapports du GIEC (2007 et 2013) ainsi que dans un article publié dans Science (Sobel et al. 2016) :
We thus expect tropical cyclone intensities to increase with warming, both on average and at the high end of the scale, so that the strongest future storms will exceed the strength of any in the past.
Donc nous pourrions avoir à peu près le même nombre de tempêtes dans le futur qu'actuellement, mais avec quelques tempêtes bien plus dévastatrices que ce que nous avons connu jusqu'à présent, les Antillais sont prévenus et feraient mieux de se préparer sérieusement à faire face à d'autres Irma ou Maria !

Par ailleurs l'article nous rappelle que la pollution atmosphérique par les aérosols a pu affaiblir les tempêtes tropicales et masquer les effets du réchauffement climatique pendant plusieurs décennies, ce qui rend les tendances plus difficiles à détecter ; à ce sujet je suis tombé sur cette vidéo très instructive dans laquelle Edouard Bard explique les effets des particules atmosphériques, avec par exemple cette image très révélatrice :

Evolution du carbone-suie dans l'atmosphère depuis 200 ans.

La parties A représente l'évolution de deux traceurs (pris dans des carottes glaciaires du Groenland ouest), le carbone-suie d'un côté, et de l'autre l'acide vanillique qui provient de la combustion des conifères ; il y a parfaite adéquation des deux courbes tant que l'homme n'est pas trop intervenu, mais on voit bien que dès la fin du 19ème siècles il y a un découplage montrant l'influence des activités industrielles humaines produisant un surplus de carbone-suie, ce découplage demeurant pendant toute la première moitié du 20ème siècle avant d'être grandement atténué par la suite avec l'utilisation de combustibles fossiles moins générateur de carbone-suie.

Dans la partie B nous voyons l'effet que peuvent avoir les émissions de soufre dues à l'activité humaine ; les deux pics sur la gauche sont naturels et causés par des éruptions volcaniques (Tambora ou Krakatoa entre autres) et n'ont pas eu de conséquences sur le carbone-suie, par contre on voit la nette corrélation qui existe à partir de la fin du 19ème siècle entre les deux courbes (avec un autre pic correspondant à une éruption volcanique) et le déphasage de la deuxième moitié du 20ème siècle quand des changements technologiques sont intervenus et ont eu pour conséquence de limiter les émissions de suies alors que celles de soufre ont continué de grimper, jusqu'à ce que des réglementations viennent limiter les émissions de soufre, faisant à nouveau concorder les deux courbes peu avant l'an 2000.

Autant le carbone-suie a un effet réchauffant, autant le soufre a lui un effet inverse, au point que certains pensent que la pollution de l’atmosphère par le soufre expliquerait le ralentissement de la hausse des températures à partir de 1998, avec à l'appui de leur thèse ce graphique :

Consommation de charbon en Chine de 1965 à 2010 (source BP). © Bruno Scala / Futura-Sciences 

Evidemment on n'a pas attendu les Chinois pour balancer du soufre en grandes quantités dans l’atmosphère, mais ce qui peut nous faire réfléchir c'est de penser que soit on pollue avec du soufre et on limite la hausse des températures, soit on lutte contre la pollution de particules soufrées et dans ce cas on n'a aucun « bouclier » contre le réchauffement anthropique...

Quoi qu'il en soit, nous voyons qu'il est compliqué d'expliquer les tendances à long terme concernant les cyclones tropicaux alors qu'il y a eu tant de changements, pour ne pas dire de bouleversements dans notre façon d'« exploiter » nos ressources avec des impacts divers et parfois contradictoires, amplificateurs ou modérateurs selon les cas.

Real Climate continue en nous informant que les observations supportent les prévisions des modèles selon lesquelles les plus grosses tempêtes deviennent de plus en plus fortes.

En se focalisant sur la période post-1979, c'est-à-dire à partir des observations satellitaires qui ne ratent aucun phénomène météorologique, et qui de plus représente les 3/4 du réchauffement constaté sur la planète, les données montrent une augmentation des tempêtes tropicales les plus fortes dans la plupart des bassins (Kossin et al. 2013) ; on apprend que la plus forte augmentation se trouve dans l'Atlantique Nord où la tendance a été probablement stimulée par la diminution des aérosols sulfatés.

La conséquence de tout cela c'est que les tempêtes avec les vents les plus forts ont été observées durant les années récentes :

The strongest storms for the major storm regions Western and Eastern North Pacific, North Indian, South Indian and South Pacific, Caribbean/Gulf of Mexico and open North Atlantic. Of these seven regions, five had the strongest storm on record in the past five years, which would be extremely unlikely just by chance. Irma was added by personal communication from Chris Velden, and a tie of two storms with equally strong winds in the South Indian was resolved by selecting the storm with the lower central pressure (Fantala). (Graph by Stefan Rahmstorf, Creative Commons License CC BY-SA 3.0.)

Par ailleurs Real Climate nous rappelle également d'autres tempêtes « remarquables » :
  • Sandy (2012) le plus grand ouragan jamais observé dans l'Atlantique ;
  • Harvey (2017) qui a déversé davantage de pluies que n'importe quel autre cyclone aux USA ;
  • Ophelia (2017) qui est le cyclone de catégorie 3 à s'être formé le plus à l'est de l'Atlantique ;
  • Septembre 2017 ayant battu tous les records d'énergie cumulée dans l'Atlantique ;
Kerry Emanuel s'est livré à une analyse des tendances linéaires dans les données de cyclones tropicaux de 1980 à 2016, de laquelle il a tiré ce graphique :

Percentage increase 1980 to 2016 (as a linear trend) in the number of tropical storms worldwide depending on their strength. Only 95% significant trends are shown. The strongest storms are also increasing the most. Red colors show the hurricane category on the Saffir-Simpson scale. Graph by Kerry Emanuel, MIT.

 Par exemple, les tempêtes avec des vents de +200km/h ont plus que doublé ; et celles avec des vents de +250km/h ont triplé.

Mais ce n'est pas tout.

La localisation des tempêtes atteignant leur maximum d'intensité se déplace lentement en direction des pôles (Kossin et al. 2014) et la surface où se produisent les tempêtes s'étend (Benestad 2009, Lucas et al. 2014)

Pour finir, les dommages les plus importants ne sont en fait pas causés par les vents violents mais plutôt par l'eau : celle qui tombe du ciel, la pluie, mais aussi celle qui vient de la mer via les « ondes de tempêtes » (storm surges) qui sont rendues plus dangereuses encore avec la montée du niveau des océans qui s'accélère (actuellement plus de 3 mm par an, soit 30 cm par siècle, mais les mers ont monté de « seulement » 20 cm durant le 20ème siècle...)

Une étude récente (Garner et al. 2017) a montré que la probabilité d'une certaine onde de tempête à New York passera de 25 ans aujourd'hui à 5 ans dans les trois prochaines décennies ; ce qui au passage entraîne de sérieuses réflexions chez les New-Yorkais...

Mais pendant que les New-Yorkais ou les Hollandais réfléchissent à la question et se préparent activement, d'autres préfèrent ignorer le problème :

Source theierecosmique

Ne doutons pas un instant que pour ces grands esprits l'année 2018 sera une année normale, aussi ne les dérangeons surtout pas dans leur long sommeil (mais quelle idée de pratiquer l'hibernation dans une telle position acrobatique...)



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