jeudi 14 novembre 2019

L'effet John Christy

Nous allons étudier aujourd'hui les dégâts considérables que peuvent provoquer certaines personnes qui se prétendent des scientifiques mais dont les messages à l'attention du bon peuple se résument en des approximations dont le seul but est de jeter le trouble dans les esprits peu critiques et donc facilement influençables.

Nous avons eu très récemment un magnifique exemple, je dirais même un cas d'école, avec le fameux auditeur de Sud Radio qui était intervenu pour défendre Benoit Rittaud (voir Les explications alambiquées de Benoit Rittaud), de ce que peuvent provoquer comme dommages collatéraux de simples prises de position par des scientifiques usant (et abusant surtout) de leurs titres et positions pour induire le public en erreur ; en effet l'auditeur en question, un dénommé Laurent, le même Laurent qui me conseillait de m'informer afin de ne pas dire d'idioties, n'a rien trouvé de mieux que de prétendre que la banquise arctique aurait été en 1940 aussi peu étendue qu'aujourd'hui, voici ce qu'il écrivait en commentaire :
Laurent12 novembre 2019 à 12:47 […]

Pour la superficie actuelle de la banquise Arctique ,elle est équivalente aux années 1940 ! Toujours bien se renseigner avant d'écrire des idioties ,Géd !

[…]

Laurent l'auditeur en question.
Cela m'avait incité à publier une mise au point avec Retour en 1940 avec Laurent le spécialiste de la banquise arctique où je rappelais mon billet de l'année dernière intitulé L'évolution de l'Arctique depuis 1850 ; dans ce billet plusieurs graphiques montraient clairement qu'en aucun cas la banquise n'avait été en 1940 aussi peu étendue qu'actuellement, mais notre Laurent n'était pas pour autant convaincu et m'avait balancé dans les dents une superbe conférence de Philippe Ciais (c'est ici) dans laquelle celui-ci avait malencontreusement, l'espace de quelques secondes, dérapé en lâchant nonchalamment la petite phrase suivante : « on sait que l'océan arctique avait pratiquement aussi peu de glace de mer que maintenant pendant cette période », la période en question étant les années 1940 qui avaient vu un «plateau de CO₂ que Ciais tentait d'expliquer tout en montrant ce graphique :
Le plateau de CO2 des années 1940 (source college-de-france)
On remarquera que Philippe Ciais parlait essentiellement de l'évolution du CO₂ dans l'atmosphère, en relation avec les autres réservoirs que sont les océans et la biosphère, mais à aucun moment il n'a lors de cette conférence vraiment évoqué la cryosphère et notamment la banquise arctique, sauf pendant ces quelques courtes secondes où il a il est vrai très probablement désorienté les connaisseurs du sujet avec sa petite phrase maladroite (incluse il faut le dire dans une présentation d'une heure d'une très grande qualité)

Il est remarquable que notre Laurent ait choisi cette conférence qui en tous points contredit ce que des gens comme Benoit Rittaud ou François Gervais, pour ne citer qu'eux, vont prêcher de plateaux de télés périphériques en articles dans des journaux ou sites d'extrême droite (Valeur Actuelle ou Dreuz info par exemple), mais il est intéressant de se demander d'où peut bien provenir cette idée que la banquise arctique aurait été en 1940 aussi peu étendue qu'en 2019.

C'est un de mes lecteurs qui nous met sur la piste avec ce commentaire :
Goupil14 novembre 2019 à 00:11

Si si, il dit bien "qu'on sait maintenant que l'Arctique avait quasiment aussi peu de glace de mer durant cette période [début années 40] qu'aujourd'hui [conférence de 2015]".

Il dit là une connerie je pense, en faisant un raccourci sur un pic de fonte durant cette période, dont l'ampleur est comparable à l'ampleur actuelle. Mais en aucun cas l'étendue de la banquise n'est comparable entre cette période et aujourd'hui.

Détails du debunkage ici :
https://skepticalscience.com/Arctic-sea-ice-loss-1940s.htm

Merci d'avoir fait de la pub à cette très bonne conférence, expliquant très bien les mécanismes reliant CO2 et réchauffement climatique.
Oui au passage on peut effectivement remercier Laurent de nous avoir fait prendre connaissance de cette conférence de Philippe Ciais, comme quoi il faut toujours considérer les côtés positifs même dans les situations désespérées comme celle de ce candide qui gobe tout ce qui peut coller au schéma mental qu'il s'est patiemment construit depuis la maternelle.

Si l'on suit le lien fourni par Goupil on tombe sur l'article de Skeptical Science intitulé Arctic sea ice in the 1940s dans lequel figure un autre lien nous donnant la solution avec ce papier datant probablement de 2012, quand la banquise arctique avait atteint son minimum (record toujours pas battu) :
Article de Jonathan Leake.

L'auteur de l'article, Jonathan Leake, officie au Sunday Times, journal conservateur détenu par Rupert Murdoch...ceci expliquant peut-être cela...en effet ce « journaliste » aurait pu, au lieu de citer John Christy, donner la parole à un véritable spécialiste de l'Arctique, Mark Serreze par exemple (mais il y en a bien d'autres), ça lui aurait évité de participer à la propagation des inepties mentionnées à la fin de son article, quand on peut lire :
Professor John Christy, director of the Earth System Science Center at the University of Alabama in Huntsville, said that Arctic had indeed warmed, but there was also anecdotal and other evidence suggesting similar melts from 1938-43 and on other occasions. "Climate change is a murky science," he said. "To some it's an easy answer to say it's due to extra greenhouse gases. To the rest of us, separating natural variability from human impacts remains a wicked problem."
Le professeur John Christy, directeur du Earth System Science Center de l'Université de l'Alabama à Huntsville, a dit que l'Arctique s'était effectivement réchauffé, mais il y avait aussi des preuves anecdotiques et autres suggérant des fontes similaires en 1938-43 et à d'autres occasions. "Le changement climatique est une science obscure, a-t-il dit. "Pour certains, c'est une réponse facile de dire que c'est dû aux gaz à effet de serre supplémentaires. Pour le reste d'entre nous, séparer la variabilité naturelle des impacts humains reste un problème épouvantable."
Admirable n'est-ce pas ? Nous avons là pratiquement tous les ingrédients d'un message de désinformation proféré par un véritable spécialiste en la matière :
  • il accepte tout d'abord l'idée que l'Arctique s'est réchauffé (comment pourrait-il faire autrement sans se ridiculiser ?) ;
  • mais il apporte immédiatement un bémol en sortant l'arme secrète du « climat qui a toujours changé » qui se traduit ici par « il y a déjà eu des fontes similaires » ;
  • d'après lui le changement climatique serait « une science obscure », comprenez que les climatologues n'y comprennent rien et racontent des salades ;
  • il fait croire que ceux qui lient le changement climatique aux émissions de gaz à effet de serre sont minoritaires (« pour certains, c'est une réponse facile etc. ») alors que lui, John Christy, fait partie de la majorité à qui on ne la fait pas (« pour le reste d'entre nous etc. ») et qui est bien sûr consciente qu'il est impossible de distinguer la variabilité naturelle de l'influence humaine ;
  • Fermez le ban !
Le site Skeptical Science éparpille façon puzzle les âneries propagées par le journaleux du Sunday Times avec le graphique suivant tiré de Walsh & Chapman (2001) :
Figure 1: Average July through September Arctic sea ice extent 1870-2008 from the University of Illinois (Walsh & Chapman 2001 updated to 2008) and observational data from NSIDC for 2009-2011 (blue), with a fourth order polynomial fit (black soiid line).  Black vertical dashed lines indicate the years 1938-43.  

Je me suis permis de rajouter deux segments de droites afin de visualiser :
  1. horizontalement l'étendue minimum de la banquise arctique dans les années 1940 ;
  2. verticalement le début des enregistrements satellitaires en 1979.
On voit très nettement que les données satellitaires depuis 1979 montrent toutes une étendue de banquise inférieure au minimum atteint en 1940 !

Et pour enfoncer le clou on nous rapporte ce qu'écrivait un certain Henry Larsen, explorateur canadien qui devait savoir de quoi il parlait au sujet de l'Arctique :
"The three seasons of the short Arctic Summers from 1940-42 had been extremely bad for navigation, the worst consecutive three I had experienced as far as ice and weather conditions were concerned, and in my remaining years in the Arctic I never saw their like. Without hesitation I would say that most ships encountering the conditions we faced would have failed."
"Les trois saisons des courts étés arctiques de 1940-42 avaient été extrêmement mauvaises pour la navigation, les trois pires saisons consécutives que j'avais connues en ce qui concerne les conditions de glace et les conditions météorologiques, et dans mes dernières années dans l'Arctique, je n'ai jamais vu les mêmes. Sans hésitation, je dirais que la plupart des navires rencontrant les conditions auxquelles nous étions confrontés auraient échoué."
Tout cela ne va pas vraiment dans le sens d'un Arctique similaire à celui que l'on connait aujourd'hui ;  Wikipédia nous dit en outre :
La Deuxième Guerre mondiale donne à Larsen l'opportunité de suivre les traces de son héros. En 1940, le St Roch est envoyé en mission pour faire un voyage entre l'Arctique Ouest et l'Arctique Est. Le St. Roch complète le voyage de l'ouest en est en 1942, prenant 28 mois pour l'accomplir. Durant la majorité de ces 28 mois, le vaisseau était prisonnier des glaces. Le St. Roch est le deuxième vaisseau à franchir le passage du Nord-Ouest, le premier à le franchir d'ouest en est. Quand l'équipe arriva à Halifax, on équipa le vaisseau de meilleurs moteurs. Cela lui permit de faire le voyage de retour jusqu'à Vancouver, dans la période de la fonte des glaces en seulement 86 jours.
Par ailleurs les Soviétiques, de leur côté, ne semblaient pas avoir eu la vie facile avec la navigation sur la mer arctique à cette époque :
On the other side of the Arctic, Russian martime operations using icebreakers on the Northern Sea Route began in 1932 and give no evidence for improving ice conditions in this period; rather the opposite, as 1937 and 1940 were noted for heavy ice in the Laptev Sea.
De l'autre côté de l'Arctique, les opérations maritimes russes utilisant des brise-glace sur la Route maritime du Nord ont commencé en 1932 et ne donnent aucune preuve de l'amélioration de l'état des glaces pendant cette période ; au contraire, les années 1937 et 1940 ont été marquées par de la glace épaisse dans la mer Laptev.
Alors comment John Christy a pu « justifier » sa prise de position absurde ne reposant sur aucune donnée sérieuse ?

D'après Skeptical Science il aurait tout simplement « confondu » (sic) la température de la surface du Groenland avec l'étendue de la banquise arctique qui se trouve plusieurs milliers de mètres plus bas (Summit Camp est situé à 3 216 mètres d'altitude) !

Il y aurait donc eu dans les années 1940 des températures exceptionnellement élevées à la surface de la calotte groenlandaise, mais sans que cela n'ait un quelconque rapport avec la situation de la banquise :
John Christy provided two references to support his assertions of low sea ice extent in 1938-43, Box et al. (2009) and Kobashi et al. (2010). However, neither of these papers involve reconstructions of Arctic sea ice extent; rather, they deal with reconstructing Greenland temperatures, which are not necessarily representative of Arctic temperature as a whole - after all, the continent is covered in a large ice sheet, and the reconstructions are from the summit of the Greenland ice cap, not at sea level.
John Christy a fourni deux références à l'appui de ses affirmations sur la faible étendue des glaces de mer en 1938-1943, Box et al (2009) et Kobashi et al (2010). Toutefois, ni l'un ni l'autre de ces documents ne portent sur la reconstitution de l'étendue de la glace de mer arctique ; ils traitent plutôt de la reconstitution des températures du Groenland, qui ne sont pas nécessairement représentatives de la température arctique dans son ensemble - après tout, le continent est couvert d'une grande couche de glace et les reconstitutions se font du sommet de la calotte glacière du Groenland, pas au niveau du fond marin.

Bref, la seule question qui vaille en la matière est celle-ci : est-ce que John Christy est con au point de ne pas savoir que ce qu'il racontait était un tissu d'âneries ?

Mon sentiment est bien sûr que John Christy n'est pas si con que ça, le montant du chèque doit contenir suffisamment de chiffres pour lui faire oublier toute décence, ce n'est finalement pas très compliqué à comprendre.



3 commentaires:

  1. Cette incroyable capacité des gens englués dans leurs croyances, au point qu'ils n'arrivent à retenir d'une conférence hachant menu leurs dogmes qu'une poignée de seconde qui, prises isolément, semble les conforter, me fait irrésistiblement penser à une scène du sympathique nanar "Iron Sky".

    Pour brosser rapidement le tableau, des nazis se sont réfugiés sur la face cachée de la lune et y ont fondé une colonie. Comme preuve de la très bonne image de Hitler, dans l'école de ce lieu particulier, l'enseignante projet "le Dictateur" de Chaplin. Enfin, un version légèrement raccourcie du Dictateur :
    https://youtu.be/FuH1lbmPs0M?t=522

    Ceci dit, cette même enseignante, un peu plus loin dans l'intrigue, découvrira la version complète et sortira bouleversée du cinéma. Alors que les "climato-réalistes" (LOL), pour filer la métaphore, voient le film en entier et en filtrent 99% pour n'en retenir qu'une poignée de secondes "climato-réaliste-compatible".

    Bugul Noz

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    1. Eh oui, on appelle cela le biais de confirmation, on ne retient que ce qui nous arrange et on ne veut pas voir ce qui va à l'encontre de nos préjugés, tout le monde peut être atteint mais certaines personnes le sont plus que d'autres.

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    2. C'est une forme très aggravée du biais de confirmation tout de même car la forme commune consiste à ignorer les éléments contraires (à ne pas les lire, ne pas les écouter, ne pas les voir).

      Ici, à moins d'être dans la même configuration que dans Iron Sky (ce qui est possible : il suffit qu'un lien ne donnant que ce court extrait de la vidéo soit mise à disposition dans un des hauts lieux de la pensée critique que sont Skyfall ou le blog de Rittaud pour que tous nos "climato-réalistes combattants la pensée unique" le reprennent comme un seul homme), c'est quand même d'un tout autre niveau.

      Bugul Noz

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